18.

L’éclairage de la station-service formait un îlot de lumière dans les marais obscurs. La petite cabine téléphonique n’était qu’une feuille de plastique entourant un appareil en chrome. Les petites touches étaient maintenant complètement floues. Impossible de composer un autre numéro, tant elle avait la vue brouillée.

Encore une fois, la ligne était occupée.

— Essayez de les interrompre, je vous en prie, demanda-t-elle à l’opératrice. Je dois absolument joindre Mayfair & Mayfair. Ils ont des lignes groupées. Essayez encore. Dites que c’est un appel urgent de la part de Rowan Mayfair.

— Madame, ils n’accepteront pas d’être interrompus. Il y a déjà d’innombrables demandes d’interruption pour ce numéro.

Le routier était remonté dans sa cabine. Elle entendit le moteur démarrer. Elle lui fit signe d’attendre et donna en hâte le numéro de chez elle à l’opératrice.

— C’est chez moi, faites le numéro pour moi, s’il vous plaît. Je n’arrive pas à lire les chiffres sur ce cadran.

La douleur la reprit et l’enveloppa entièrement. C’était comme une douleur menstruelle, en pire.

— Michael, réponds je t’en prie. Réponds…

Personne ne décrochait.

— Madame, nous avons laissé sonner vingt fois.

— Écoutez, il faut absolument que je joigne quelqu’un. Continuez à appeler, s’il vous plaît.

L’opératrice commença à protester mais un bruit tonitruant de moteur diesel couvrit ses paroles. Un jet de fumée sortit du tuyau dressé à l’avant du camion.

Elle se retourna. Le combiné lui échappa des mains et heurta le plastique de la cabine. Le conducteur du camion lui fit signe de venir.

Mère, aide-moi. Où est père ?

Tout va bien, Emaleth. Reste tranquille et sois patiente.

Elle fit un pas en avant et s’écroula sur l’asphalte. Ses genoux cognèrent le sol et elle se sentit défaillir.

Mère, j’ai peur.

Accroche-toi, mon bébé. Tiens bon.

Elle posa les mains par terre pour se relever. Elle s’était juste écorché les genoux. Deux hommes sortirent du bureau de la station-service et se précipitèrent vers elle. Le routier était descendu du camion et l’aidait à se relever.

— Tout va bien, madame ?

— Oui, allons-y, répondit-elle.

Elle regarda l’homme droit dans les yeux.

— Nous devons nous dépêcher, reprit-elle.

S’il n’avait pas été là, elle n’aurait jamais pu se relever. Elle s’appuya sur son bras. Au-dessus des marais, le ciel était pourpre.

— Vous avez réussi à les joindre ?

— Non. Nous devons continuer notre route.

— Il faut que je m’arrête à Saint Martinville. Je ne peux pas faire autrement. Je dois prendre livraison de…

— Je comprends. Je téléphonerai de là-bas. Allons-y. Emmenez-nous loin d’ici.

Ici. La station-service isolée au bord des marais, le ciel pourpre, les étoiles brillantes et la lune qui se levait.

Il la souleva sans effort et la posa sur le siège. Il fit le tour de la cabine, monta, claqua la porte et appuya sur la pédale d’accélérateur.

— Nous sommes toujours au Texas ? demanda-t-elle.

— Non, madame, en Louisiane. Je voudrais vraiment vous emmener chez un médecin.

— Je vais très bien.

Au même moment, une onde de douleur la submergea. Elle se retint pour ne pas crier.

Emaleth, pour l’amour de Dieu et de ta mère.

Mais, mère, c’est de plus en plus petit ici. J’ai peur. Où est père ? Est-ce que je peux naître sans lui ?

Ce n’est pas encore le moment, Emaleth.

Elle soupira et tourna la tête vers la route. L’énorme camion roulait à cent trente à l’heure sur la route étroite bordée de fossés. Les phares ouvraient le chemin. Le chauffeur se mit à siffloter.

— Ça vous gêne si j’allume la radio, madame ?

— Non, allez-y.

Un nouveau coup de poignard la transperça. Les douces voix des Judds s’élevèrent des haut-parleurs. Elle sourit. Musique diabolique. Un autre coup de poignard la projeta en avant et elle se retint au tableau de bord. Elle se rendit compte que, pas une seule fois, depuis son départ précipité, elle n’avait attaché sa ceinture de sécurité.

Mère…

Je suis là, Emaleth.

Le moment arrive.

Je ne crois pas. Reste tranquille. Attends que nous en soyons toutes les deux certaines.

Une autre onde douloureuse encercla son ventre. Un ultime coup de poignard et elle sentit quelque chose se rompre en elle. Un liquide se mit à couler entre ses jambes. Elle sentait de l’humidité mais, en même temps, elle avait l’impression que du sang coulait de son visage. Elle était au bord de l’évanouissement.

— Arrêtez le camion, s’il vous plaît.

Il ne saisit pas tout de suite.

— Vous avez besoin d’aide ?

— Non, arrêtez le camion. Vous voyez les lumières, là-bas ? C’est là que je vais. Arrêtez-vous tout de suite !

Elle lui adressa un regard impérieux. Il eut l’air intimidé, puis apeuré. Il stoppa l’engin.

— Vous connaissez quelqu’un qui habite là ?

— Bien sûr.

Elle ouvrit la portière et descendit en trébuchant. Sa robe était trempée. Le siège devait l’être aussi et l’homme devait s’en être aperçu. Le pauvre ! Tout cela devait lui paraître bien répugnant.

— Poursuivez votre route, et merci pour tout.

Elle claqua la portière mais elle l’entendit s’agiter à l’intérieur.

— Madame, votre sac ! Non, vous m’avez déjà donné plein d’argent.

Le camion ne démarrait toujours pas. Elle descendit dans le fossé et remonta de l’autre côté, dans les hautes herbes. Elle entra dans un bois, au milieu d’un chœur de grenouilles. Elle se dirigea vers la lumière qui brillait droit devant elle. Elle entendit enfin le bruit du moteur et le camion s’éloigna.

Je cherche un endroit, Emaleth. Un endroit sec et confortable. Reste tranquille et sois patiente.

Mère, je ne peux pas. Il faut que je sorte.

Elle était arrivée dans une clairière. Les lumières étaient très loin sur sa droite. Elle ne s’en souciait pas. Devant elle se trouvait une grande étendue d’herbe verte et un magnifique chêne, immense, qui se penchait comme s’il voulait désespérément atteindre les autres arbres.

Ce géant couvert de mousse sombre, qui se détachait sur le ciel étoilé, lui fit de la peine.

C’est magnifique. S’il te plaît, Emaleth, si je meurs, va voir Michael.

Une fois encore, elle se représenta le visage de Michael, le numéro de téléphone de la maison, son adresse, afin que le petit être en elle, qui savait ce qu’elle savait, les enregistre.

Mère, je ne peux pas naître si tu meurs. J’ai besoin de toi. J’ai besoin de père.

L’arbre, massif et pourtant gracieux, était très distinct. Elle vit, l’espace d’un instant, les forêts des temps anciens où des arbres comme celui-ci devaient servir de temples. Elle vit des prairies vertes, des collines couvertes de forêts.

Donnelaith, mère. Père a dit que je devais le retrouver à Donnelaith.

— Non, chérie, dit-elle à voix haute.

Elle s’affala contre le tronc du chêne à la surface rugueuse mais à la douce odeur familière. On aurait dit un rocher. Il était certainement vivant. Non pas à sa base, où les racines ressemblaient à de la pierre, mais tout là-haut, là où les branches remuaient dans le vent.

— Va voir Michael, Emaleth. Et raconte-lui tout.

J’ai mal, mère. J’ai mal.

— Rappelle-toi, Emaleth. Il faut que tu ailles voir Michael.

Mère, ne meurs pas. Il faut que tu m’aides à naître, que tu me donnes tes yeux et ton lait. Sinon, je resterai petite et inutile.

Elle s’éloigna du tronc jusqu’à un endroit où l’herbe était douce et soyeuse sous ses pieds, entre deux grosses branches courbées vers le sol.

Sombre mais agréable, cet endroit.

Je vais mourir, ma chérie.

Non, mère. Je viens. Aide-moi !

Sombre mais agréable. Un tapis de feuilles et de mousse. Elle s’allongea sur le dos, le corps secoué de contractions. La lune était magnifique.

Elle sentit une nouvelle coulée de liquide chaud entre ses cuisses puis une douleur insoutenable, en même temps que quelque chose de doux et humide la caressait. Elle souleva une main, incapable de coordination, incapable de la poser entre ses jambes.

Mon Dieu ! L’enfant était-il déjà sorti de son ventre ? Était-ce sa main qui touchait sa cuisse ? Un voile d’obscurité l’entoura, comme si les branches s’étaient refermées sur elle. Puis la lune brilla à nouveau, donnant un instant à la mousse une couleur grise. Sa tête roula sur le côté. Des étoiles tombaient du ciel pourpre. Le paradis.

— J’ai commis une erreur, une terrible erreur, dit-elle. J’ai péché par orgueil. Dis-le à Michael.

La douleur l’écartela. Elle en connaissait la cause : le col de son utérus s’ouvrait. Elle ne put s’empêcher de crier. Elle sentit que la douleur se renforçait puis, plus rien. Emergeant de la souffrance extrême, elle essaya de bouger ses bras pour aider Emaleth, mais en vain.

Elle sentit quelque chose de lourd et de chaud sur ses cuisses. Puis sur son ventre. Une chaude humidité toucha ses seins.

— Mère, aide-moi !

Dans l’obscurité, elle vit le contour flou d’une petite tête au-dessus d’elle. On aurait dit la tête d’une religieuse, entourée d’un voile de longs cheveux noirs et humides.

— Mère, vois-moi. Aide-moi ! Sinon, je resterai petite et inutile.

Le visage était juste au-dessus d’elle, les grands yeux bleus plongeaient dans les siens. Une main mouillée se referma sur son sein et fit jaillir une giclée de lait.

— Es-tu ma petite fille ? cria-t-elle. Ah ! l’odeur de père. Es-tu ma petite fille ?

L’odeur était la même. La même que lorsqu’il était né. L’odeur de quelque chose de brûlant, de chimique et dangereux. Elle sentit les bras l’encercler, les cheveux humides sur son ventre, la bouche se refermer sur son sein et cette délicieuse sensation de succion qui fit rayonner son corps de plaisir.

La douleur avait disparu. Complètement. Les ténèbres de la nuit parurent l’envelopper et la retenir dans les feuilles mortes, sur le lit de mousse, sous le poids du petit être juché sur elle.

— Emaleth !

— Oui, mère. Le lait est bon. Je suis née.

— Je veux mourir. Je veux que tu meures. Que nous mourions toutes les deux. Meurs !

Mais il n’y avait plus à s’inquiéter. Elle avait l’impression de flotter entre ciel et terre et Emaleth buvait son lait à longs traits. Elle ne pouvait pas faire grand-chose. Elle ne sentait même pas ses bras et ses jambes. Juste la succion. Je veux ouvrir les yeux. Je veux voir les étoiles.

— Elles sont si belles, mère. Elles pourraient me guider jusqu’à Donnelaith s’il n’y avait pas la mer à traverser.

Elle eut envie de dire : Non, pas Donnelaith. Elle voulut prononcer le nom de Michael. Mais elle ne savait plus où elle en était. Tout se brouillait dans son esprit. Qui était Michael ?

— Mère, ne m’abandonne pas !

Elle ouvrit les yeux pendant une précieuse seconde. Le ciel pourpre était bien là. L’immense chêne aussi. Mais cette femme qui sortait de l’obscurité, telle une excroissance de chaleur, de terre… ! Ce ne pouvait pas être sa fille ! C’était un monstre… !

— Non, mère. Je suis belle. S’il te plaît, ne m’abandonne pas.

 

L'heure des Sorcières
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